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Il était une fois...le barrage à aiguilles

Comme je l’ai déjà fait à plusieurs reprises je vais vous parler d’un temps que les moins de vingt ans… Je me nourris pour cette rubrique des récits de mes narrateurs qui me parlent de leurs histoires de vie pour la création de biographies familiales. Ce faisant, je découvre grâce à eux des modes de vie que l’on a parfois du mal à imaginer et des métiers que plus personne ne voudrait faire dans nos pays modernisés.

Je viens aujourd’hui vous parler de barrage mobile.

À l’aube des temps, l’homme a dû dompter la nature pour y prendre sa place toute particulière. Parmi ces modernisations indispensables, la maitrise des crues des rivières était primordiale pour pouvoir vivre au plus près des rivières, et l’exploiter pour vivre et faire des cultures toujours plus sûres. Pour cette fonction, le barrage a très vite été la solution, et s’est modernisé au cours des siècles.

Le barrage que mon narrateur m’a enseigné a été inventé en 1834 par M Charles Antoine François Poirée, ingénieur. Il s’imposa très vite dans toute l’Europe et rapporta même à son inventeur la plus haute distinction à l’Exposition Universelle de 1855 : La Grande Médaille d’Honneur.

C’est un barrage que l’on dit mobile, qui porte le nom de barrage à aiguilles.

Toujours dans le but de maitriser les caprices de mère nature, ce barrage régulait le flux de la rivière selon trois principes associés :

Le versoir ou seuil fixe : c’est une pente douce, fixe qui permet un écoulement régulier et lent.

Les vannes : ce sont des ouvertures qui se ferment ou s’ouvrent manuellement. Elles permettent d’ouvrir des ouvertures de grande taille sur le côté de l’ouvrage, afin de permettre un passage massif de l’eau. Ce système est utilisé pour libérer une très forte pression en cas de grande crue.

Les aiguilles : (système original de ce type de barrages) ce sont de grandes poutres de 2m50 de longueur environ, et 7cm de large qui sont finis en haut par une forme arrondie servant de poignée. Elles sont accolées les unes aux autres pour occulter le passage de la rivière de la berge jusqu’au versoir.

Ainsi le courant ne s’écoule que par ce dernier, et l’eau est donc retenue en amont du barrage de façon régulée.

En fonction du débit de l’eau, on peut « coucher » une partie ou la totalité des aiguilles pour laisser passer le courant.

Le fonctionnement :

Lors d’une crue, notamment en automne et au printemps, la personne en charge du barrage fait appel aux jeunes du village pour une main-d’œuvre ponctuelle. L’objectif, de jour comme de nuit, retirer les aiguilles et descendre leurs supports métalliques, les fermettes, dans l’eau.

Le principe semble simple mais passons à la partie pratique, et pour bien réaliser la difficulté potentielle du travail, imaginons-nous de nuit.

Le jeune Pierre est dans son lit quand, à 4 H, il entend des petits bruits sur son volet. Il se lève vivement et ouvre sa fenêtre pour signifier au père Raoul qui lançait des petits cailloux, qu’il arrive. Puis, il saute dans son pantalon et n’oublie surtout pas ses bottes et son vêtement de pluie. Il se doutait que ce serait pour cette nuit avec l’eau qui est tombée depuis trois jours et trois nuits. Ses affaires étaient déjà prêtes.

Il se dépêche de rejoindre le chemin du barrage où Raoul l’attend déjà dans sa carriole. Ils récupèrent encore Jean sur la route et rejoignent Dundun qui les attend devant sa maison face au barrage. Il a déjà accroché les deux lampes tempêtes sur les poteaux de chaque côté du barrage en passant sur la petite passerelle de planche sur les fermettes. La lumière blafarde ne permet que de deviner la forme fantomatique du barrage, mais les hommes le connaissent même les yeux fermés.

Déjà les aiguilles sont à moitié englouties par la rivière qui charrie des débris et menacent l’édifice. Il faut agir vite.

Les hommes se mettent tout de suite en mouvement, chacun connaissant sa place dans le ballet. Le père Raoul est déjà sur les fermettes et commence à tirer sur l’aiguille la plus proche du versoir. Il a de l’eau jusqu’en haut des cuisses et ne semble pourtant pas gêner par la morsure du froid.

Parfois, une vague plus forte que les autres l’asperge en plein visage. Mais l’homme imperturbable continue de tirer sur l’aiguille. Celle-ci est juste en appui sur sa fermette mais est tenue par le courant qui ne semble pas vouloir lâcher prise. Mais l’homme a le dernier mot. Il extrait l’aiguille dans un geste maitrisé, pour ne pas basculer en arrière. A peine a-t-il sortie la lourde poutre hors de l’eau, il la tend à Pierre qui attend près de lui. Le jeune du haut de ses quatorze ans ne débute pas dans cet emploi. Cependant, il sent bien, lui, les quelques degrés qui lui mordent les mollets. Il marche avec détermination jusqu’au milieu du passage de bois pour transmettre la précieuse aiguille à son camarade Jean. Ce dernier rejoint Dundun au bout des fermettes et lui confie son fardeau pour qu’il le place sur la rive.

Chacun retourne à sa place et recommence avec l’aiguille suivante. Le ballet prend en vitesse avec un mouvement de métronome. Il ne sente pas la différence de pression qui s’exerce sur les aiguilles, tant l’eau s’est accumulée. Les quelques aiguilles enlevées ne permettent pas encore de réduire le débit.

Sans compter que la pluie ne cesse de tomber et alimente encore la rivière.

Aiguille après aiguille, la rivière se trouve libérée de ses entraves et rugit au bout du versoir. Au fur et à mesure, le père Raoul détache la chaîne de la fermette sans aiguille, et couche la cage d’acier dans le lit de la rivière pour qu’elle ne soit pas emportée par le courant.

Le temps passe et la fatigue s’accumule. Les jeunes qui travaillent déjà régulièrement dans divers travaux de force de la région depuis l’anniversaire de leurs 14 ans (fin de la scolarité obligatoire) ne craignent pas les courbatures sur leurs jeunes muscles. Par contre, le froid commence à les tétaniser. Ils ne sont qu’aux deux tiers des aiguilles… Le retrait de la quarantième arrive finalement comme un soulagement. La dernière fermette est descendue.

Les hommes regardent un instant la vigueur du courant et chacun estime sa force. La conclusion est sans appel, le courant est encore trop fort. Alors ils se dirigent de concert vers les vannes et à l’aide des lourdes manivelles, ouvrent les quatre vannes.

Pour cette nuit le travail est fini.

Le père Raoul raccompagne les deux jeunes chez eux.

Ce n’est que trois jours plus tard que les hommes se retrouvent. La pluie a cessé depuis hier et le flux de la rivière semble s’être calmé. Afin que les bateaux ne se retrouvent pas sans eau, il faut maintenant remettre les aiguilles pour réguler la profondeur de la rivière. Ils se sont donné rendez-vous directement au barrage. Le père Raoul remonte les fermettes une par une à l’aide des chaînes. Derrière lui les jeunes remettent les planches en bois pour recréer le chemin dessus.

Arrivé au bout, on fait passer les aiguilles qui sont repositionnées face au courant en appui sur les fermettes. Ils sont au sec de la tête aux pieds, et le travail se fait dans la bonne humeur. En un tour de temps, le travail est fini et chacun repart dans ses tâches quotidiennes jusqu’à la prochaine fois.

Que reste-t-il de cette époque ?

Plus grand-chose. Les barrages se sont modernisés et se manœuvrent grâce à des machineries. Il en reste quelques-uns en France. Lorsque vous en verrez un la prochaine fois, pensez au travail de forçat qui sous-entend ce procédé.

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